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Anaïs Massot

Pourquoi il n'y a pas eu de Moyen Âge islamique



« Ils vivent encore au Moyen Âge », cette phrase souvent entendue dans la bouche des observateurs peu informés du monde musulman est problématique à bien des égards. Au-delà de la banalité des préjugés issus de l’ignorance, cette phrase met en lumière des problèmes majeurs dans l’historiographie du monde, qui font l’objet de débats passionnés parmi les historiens. Thomas Bauer, professeur d’histoire arabe et musulmane à l’université de Münster et lauréat du prestigieux prix Gottfried-Wilhelm-Leibniz, explore dans cet ouvrage ces questions cruciales pour notre compréhension de l’histoire du monde musulman dans un langage simple, efficace et agréable à lire. Après l’abandon d’une vision téléologique et positiviste de l’histoire du monde centré sur l’Europe qui a dominé le XIXe siècle et une partie du XXe siècle, et qui à servi de justification à l’impérialisme et à la colonisation, les historiens ont commencé à repenser les canons historiographiques et la périodisation de l’histoire en Antiquité, Moyen Âge, Epoque moderne et Epoque contemporaine. Comment détermine-t-on une époque ? Ce découpage est-il spécifique à l’Europe ou bien est-il universel, décrivant des transformations mondiales ? Comment penser ces transformations en dehors des discours téléologiques décrivant des étapes de progression de l’humanité en fonction de critères eurocentristes ?


Pour que le « monde musulman vive encore au Moyen Âge », selon l’expression répandue non seulement au sein du grand public mais aussi dans la presse et parmi certains historiens comme le montre Bauer, il faudrait déjà qu’il y ait eu un Moyen Âge au Moyen-Orient, et il faudrait ensuite prouver la présence d’une stagnation culturelle, politique et culturelle dans cette région. Dans cet ouvrage, Thomas Bauer déconstruit en termes clairs et concis cette notion de « Moyen Âge islamique » en démontrant l’absence dans le monde musulman de caractéristiques du Moyen Âge tel qu’il est défini pour le contexte européen. Le mythe de la permanence du religieux au Moyen Âge, s’il est récemment remis en question pour le contexte européen, est encore plus éloigné de la réalité du Moyen Orient à cette période. Bauer démontre que l’utilisation à tort et à travers de l’adjectif « islamique », fortement imprégné d’une connotation religieuse, est problématique et contreproductive. L’exemple de la « médecine médiévale islamique » qui n’est ni médiévale, ni à proprement parler islamique est probant.


À l’aide de six arguments convaincants contre la notion de « Moyen Âge islamique », d’études de cas illustrées sous la forme d’abécédaire des conditions de vie au Moyen-Orient à cette époque qui contrastent avec celles de l’Europe, Bauer démontre les nombreuses continuités avec la période Antique au Moyen-Orient. Il propose une périodisation alternative basée sur le tournant du XIe siècle, et décrit le passage d’une Antiquité tardive islamique directement à l’Epoque moderne. Dans cet ouvrage court mais conceptuellement provocant, basé sur un vaste corpus littéraire et scientifique du monde musulman, Thomas Bauer nous encourage à reconsidérer notre rapport au passé, notre vision eurocentriste de l’histoire du monde extra-européen, et notre conception téléologique de l’histoire sur laquelle nous jugeons encore le « niveau de développement » du reste du monde. Ces vestiges de la période impériale et coloniale continuent de limiter notre compréhension du monde et il est temps, comme le démontre Thomas Bauer, de s’en libérer. Cet ouvrage s'impose aussi bien aux érudits qu’aux curieux comme une clé pour comprendre l’histoire du monde musulman et repenser notre rapport à l’autre.



Anaïs Massot

historienne du Moyen-Orient


 



L’extrait du livre


Les livres sont comme les cultures : ils requièrent une période de gestation qui peut s'avérer parfois étonnamment longue avant qu'ils ne parviennent à leur terme naturel, comme ce fut le cas pour cet ouvrage. Le point de départ a été la colère, colère motivée par la désinvolture avec laquelle on recourt à un concept qui s'avère plus dommageable qu'il n'y paraît, à l'insu même de ceux qui l'utilisent. Nous avons appris à passer au crible de la raison les termes que nous utilisons pour parler des hommes et des cultures. Beaucoup d'anciennes appellations telles que « Mahométan » ou « nègre » sont désormais prohibées. La notion de « Moyen Âge islamique » ou « d’Islam médiéval » n'est guère remise en cause même si Marshall Hodgson, dès les années 1970, a émis de sérieuses réserves sur cette appellation. Qu'entend-on exactement par « Moyen Âge islamique » ? Quelle incidence en découle pour notre perception de la culture musulmane à l'ère de la pré-modernité ? Quelles en sont les conséquences pour des comparaisons d'ordre culturel ?


Un exemple : quel éditeur anglophone accepterait de donner à un ouvrage de vulgarisation sur l'histoire de la médecine dans les sociétés musulmanes un titre aussi alambiqué que History of Medicine in Islamicate Societies before 1600. On s'attendrait plutôt à un titre du style : Medieval Islamic Medicine et de fait ce livre existe vraiment. Il est par ailleurs excellent. Gardons-nous bien de fustiger leurs auteurs à cause de ce titre ! Cela mérite néanmoins d'être étudié de plus près. De prime abord, remarquons que la médecine dite « islamique » se situe dans la droite ligne de l'art de la guérison pratiqué dans l'Antiquité. Les médecins devaient connaitre les ouvrages les plus importants de Galien et devaient prononcer le serment d'Hippocrate plutôt que de jurer sur le Coran. Galien est effectivement le fondateur de la médecine dite « islamique » et, après Aristote, l'auteur grec le plus étudié par les Arabes et les Perses.


L'emploi du terme islamique ne fait que brouiller les pistes. Parmi les médecins de l'islam, il en est beaucoup qui n'étaient pas musulmans, mais chrétiens ou juifs et, mis à part la tradition populaire issue de la médecine dite « prophétique », la médecine « islamique » n'avait rien d'islamique en soi. […] Cependant, l'association des termes Moyen Âge et islamique s'avère doublement explosive, dans la mesure où il est généralement entendu que le Moyen Âge a été une période particulièrement religieuse, et même fanatiquement religieuse. Dans ces conditions, il est difficile d'imaginer la médecine islamique médiévale comme étant progressiste et laïque alors qu'en réalité, c'est bien ce qu'elle fut. Si l'on s'en tient rigoureusement au sens des mots, force est de reconnaître que la médecine islamique médiévale n'est ni islamique, ni médiévale. Conclusion : le concept de Moyen Âge ne contribue pas à clarifier la situation, bien au contraire.



 









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