par Samir Abdelli
Recension de L’amour de Dieu. Perspectives mystiques juives, chrétiennes et musulmanes (Jewish, Christian, and Islamic Mystical Perspectives on the Love of God, New York : S. Treflé Hidden, 2014) traduit vers le français par Anaïs Massot, Paris, Éditions Fenêtres, 2023.
À travers l’édition de ce second ouvrage, Éditions Fenêtres offre au lectorat francophone un nouvel angle d’accès à la question du mystère divin depuis une conférence tenue le 5 octobre 2011 au Heythrop College de l’Université de Londres. Le Heythrop College est un haut lieu britannique de circulation et de production des savoirs en sciences religieuses. Il est initialement fondé par des Jésuites et devenu membre de l’Université de Londres en 1970. Ce dernier s’est vu contraint à la fermeture de ses portes en 2018 pour des raisons budgétaires. La traduction vers le français de la première édition (New York : Sheelah Treflé Hidden, 2014) de Jewish, Christian, and Islamic Mystical Perspectives on the Love of God réalisée par Anaïs Massot, historienne des relations interconfessionnelles et ottomanes du XIXe siècle à Damas, est une façon de faire perdurer les échanges savants du Heythrop College pour tout lecteur désireux d’approfondir la question de la mystique vue par les monothéismes. Pour Éditions Fenêtres, c’est aussi l’occasion de remplir la mission initialement fixée, à savoir, publier des ouvrages de sciences humaines et religieuses encore inédits en langue française et ainsi, ouvrir le lectorat francophone à de nouvelles horizons en la matière. Si nous devions identifier un fil conducteur à la réflexion collective qui anime cet ouvrage, nous reprendrions les propos de Michel Barnes, maître de conférence au Heythrop College, dans le chapitre premier :
Je me concentre ici sur une question qui est implicite dans chacun de ces thèmes – une question qui se pose toujours lorsque les vertus d’ouverture et d’honnêteté rencontrent les exigences de la vérité. Quels enseignements les chrétiens, les juifs et les musulmans peuvent-ils tirer pour leur propre foi de l’expérience d’un dialogue qui cherche, au mieux, à les confronter à quelque chose de nouveau, d’étrange et d’inattendu[1] ?
Cet ouvrage nous fait entrevoir d’un nouveau jour ces questions cycliques : La mystique est-elle universelle ? Est-elle (a)confessionnelle ? « Est-ce l’amour de Dieu pour l’homme ou l’amour de l’homme pour Dieu[2] ? » Que dit la théologie située d’une spiritualité partagée ? Quelles sont les finalités de la contemplation : union ou présence du divin ? Les traditions monothéistes trouvent un certain nombre de résonances dans leurs expressions mystiques. La focale est placée ici sur la possible quête d’un aspirant au Dieu qui est à la fois celui de la révélation et celui de l’inconnaissable et de l’invisible. Quelles réponses la mystique peut-elle apporter à cette polysémie du divin telle qu’elle se présente dans les traditions monothéistes ?
L’amour de Dieu. Perspectives mystiques juives, chrétiennes et musulmanes s’avère être un ouvrage collectif particulièrement fécond pour les regards portés sur la question du mysticisme, une notion aussi chargée que mythifiée ou mal comprise et qui « reste un sujet complexe, signifiant différentes choses pour différentes personnes à différents moments[3]. » De plus, les religions ne naissent pas dans un « vide historique et culturel[4] », ce qui est loin d’en faire des constructions abstraites. Autrement dit, cet arrière-plan historique au sein duquel des évolutions et des interactions (tantôt conflictuelles, tantôt apaisées) ont jouées un rôle déterminant dans la construction des relations interculturelles et religieuses. M. Barnes rappelle que, dans le cadre d’un dialogue, cela implique de prendre la mesure du fait que « Dieu doit être ressenti dans l’ordinaire du quotidien » pour avoir à l’esprit qu’un tel dialogue (théologique autant que de la vie commune) « est plus qu’une tâche à accomplir, c’est avant tout un moment de grâce[5]. » C’est pourquoi, pour mieux résumer l’ambition de cet ouvrage, nous le placerons plutôt dans une des expressions de la « spiritualité du dialogue[6] ».
En effet, les auteurs abordent la question de l’amour de Dieu de par les trois traditions monothéistes et se complètent donc pour étayer les perspectives possibles de contemplation du mystère divin. Cet ouvrage collectif permet à ses lecteurs de proposer une approche « de l’intérieur » puisque celles et ceux qui écrivent ici sont, pour la plupart, des contemporains qui pratiquent une prière contemplative et parlent depuis une identité confessionnelle. C’est donc au jeu d’une « participation observée » à laquelle ces derniers s’adonnent dans un contexte de résurgence du mysticisme et dans une démarche de dialogue interreligieux ou plutôt de « spiritualité du dialogue ». À ce sujet Michel Barnes traduit la vision de ce dialogue comme étant un témoignage de « ce qui devient possible lorsque l’amitié et l’intégrité peuvent s’épanouir[7]. » Il évoque cette idée par analogie aux échanges du pape François et du rabbin Abraham Skorka dans leur entretien publié, Sur la terre comme au ciel (Paris, Robert Laffont, 2013) :
Je n’ai jamais eu à abandonner mon identité catholique, tout comme il n'a pas eu à ignorer son identité juive. Notre défi était de procéder avec respect et affection, en essayant d’être irréprochables tandis que nous marchions en présence de Dieu[8].
Ces propos convergent vers l’idée d’un dialogue dans lequel il n’y a omission, ni de l’autre, ni de soi, mais bien considération mutuelle et « exhortation à entrer profondément dans notre cœur où Dieu habite[9] ». Cela n’est pas sans rappeler les termes analogues du jésuite et philosophe Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) – « Car, par nature tout ce qui est foi monte ; et tout ce qui monte converge inévitablement[10]. » Cet ouvrage garde une constante, la mystique, et déplace son curseur d’une tradition théologique à l’autre, du christianisme catholique à orthodoxe ou du judaïsme à l'islam. Bien que l’exhaustivité ne soit pas recherchée ici, il nous semble tout de même important de souligner que la diversité des aires géographiques et des contextes historiques participent à éclairer le lectorat à la fois sur les nécessaires nuances et la densité du propos imposés tant par la subtilité que la complexité de cette vaste question que représente l’amour divin.
Par-delà les frontières confessionnelles et les approches théologiques, ce livre met en lumière un lieu de partage, ce trait d’union qui unit ces croyants et savants en dialogue. Dès l’entame du propos, Sheelah Treflé Hidden, chercheuse associée au Heythrop Institute : Religion and Society (HIRS), présente ce point commun comme étant celui de la contemplation. Celui-ci joue un double rôle puisqu’il est ici considéré « non seulement comme un moyen d’approfondir notre vie spirituelle, mais aussi comme un antidote à l’intolérance religieuse, au fanatisme et à la violence dans un monde où la religion est devenue synonyme de division et de conflit violent[11]. » Dans l’optique de répondre à un besoin de partage et d’ouverture, cette conférence – puis l’ouvrage qui en découle – représente ici une des formes d’expression d’humanisme théiste et interconfessionnel portée par des érudits juifs, chrétiens et musulmans inscrits dans une démarche de rencontre savante, d’ouverture et de connaissance de l’altérité religieuse dont les fruits contribueraient à une meilleure compréhension du mystère divin à travers l’Homme.
Ce livre contient sept chapitres dans lequel les sept auteurs se livrent à une perspective singulière de l’amour de Dieu depuis différentes sensibilités du judaïsme, du christianisme et de l’islam. La richesse des perspectives apportées dans cet ouvrage est telle que nous pouvons à la fois trouver un chapitre traitant de l’amour de Dieu dans la tradition chrétienne orthodoxe à travers l’analyse de différents thèmes (la spiritualité, la connaissance de Dieu, la vie spirituelle et le salut de l’âme)[12] ouvrant sur une vision de la spiritualité abordée en tant que « présence » et « action » de l’Esprit Saint, plutôt que sous une forme dualiste et platonicienne d’un monde spirituel et d’un autre matériel, respectivement scindés ; un autre sur la dimension spirituelle et particulièrement sur le « mysticisme intellectuel » du rabbin cordouan de renom, Moïse Maïmonide (1138-1204), et ses héritiers[13], qui, au regard des recherches sur le mysticisme juif médiéval de David R. Blumenthal, s’adonne à mettre en perspective une mystique en tension avec l’aspect normatif de la tradition juive ; ou encore, un autre sur le thème central de l’amour en filigrane de la « théologie mystique » de l’islam[14] ou de « l’approche soufie du Coran » impliquant une démarche de transformation de l’âme orientée vers sa conformisation avec son « prototype divin[15] ». En puisant dans les ressources de poètes persans de l’époque médiévale, ce chapitre aborde la spécificité de la « théologie mystique », par rapport aux autres écoles de pensée – jurisprudence (fiqh) et théologie dialectique (kalām) –, à propos de la centralité de l’amour dans la relation qui unit l’homme à Dieu et dans le fait de percevoir le Coran, entendu dans la tradition islamique comme étant la parole divine, à travers l’« œil du cœur » faisant ainsi de lui un « livre d’amour[16] » (’ishq nāma). Cette idée est transposable, voire incarnée, dans la relation entretenue entre le derviche persan et errant, Shams al-Dīn Tabrīzī (v. 1185-1247), et le théologien de renom, érudit et exilé à Konya en Anatolie, Djalāl al-Dīn Rūmī (1207-1273). Cette rencontre donnera naissance à une relation profonde entre un maître qui initie son disciple à la connaissance intérieure, cette « science du cœur ». À ce propos, W. Chittick rappelle les effets de cet amour transformant – décisif dans l’œuvre poétique de Rûmî au sein de laquelle Shams occupe une place importante – en ces termes : « Comme on le sait, il a joué un rôle déterminant dans la transformation de Rûmî d’un érudit plutôt terne en l’un des plus grands poètes de l’histoire humaine[17].»
Bien loin d’être exhaustives, ces quelques lignes viennent donner un aperçu de la densité de cet ouvrage qui offre des pistes réflexives et des éléments de compréhensions d’une diversité de traditions théologiques autour d’un thème transversal et non moins universel que celui de l’amour divin. Enfin, ce livre invite son lecteur à élargir son champ de vision à l’endroit de la mystique plutôt qu’à cantonner cette vaste question à un périmètre défini et donc restrictif. Plutôt que d’apporter des réponses limitantes, les contributeurs de cet ouvrage incitent le lecteur à penser avec eux en ayant à l'esprit ce postulat de départ – « [la mystique] reste un sujet complexe, signifiant différentes choses pour différentes personnes à différents moments[18]. » – et en puisant dans les ressources des traditions juives, chrétiennes et musulmanes.
Samir Abdelli
Doctorant en histoire contemporaine
EHESS – CETOBaC
[1] Michel Barnes, « Entre tâche et don : juifs, chrétiens, musulmans et une spiritualité en dialogue », p. 21. [2] S. Treflé Hidden, « Introduction », p. 16. [3] S. Treflé Hidden, « Introduction », p. 12. [4] Michel Barnes, « Entre tâche et don : juifs, chrétiens, musulmans et une spiritualité en dialogue », p. 22. [5] Ibid. [6] Ibid, p. 23. [7] Ibid, p. 19. [8] Jorge Mario Bergoglio, Abraham Skorka, On Heaven and Earth, New York, Random House, 2013, p. xxii. [9] Michel Barnes, « Entre tâche et don : juifs, chrétiens, musulmans et une spiritualité en dialogue », p. 20. [10] Pierre Teillhard de Chardin, L’avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1970, p. 242. [11] S. Treflé Hidden, « Introduction », p. 11. [12] Andreas Andreopoulos, « Échange de vie : l’amour de Dieu dans la tradition chrétienne orthodoxe », pp. 61-74. [13] Jonathan Gorski, « La spiritualité de Maïmonide : mysticisme intellectuel et amour de Dieu », pp. 49-60. [14] William C. Chittick, « Thèmes de l’amour dans la théologie mystique musulmane », pp. 149-172. [15] Ibid., p. 150. [16] Expression attribuée au mystérieux derviche persan Shams-ed-Dīn Tabrīzī (v. 1184-1247), dont l’idée est identifiable dans le Dévoilement des secrets (1130) du soufi persan Rashīd al-Dīn Maybudī un siècle plus tôt. [17] William C. Chittick, « Thèmes de l’amour dans la théologie mystique musulmane », p. 151. [18] S. Treflé Hidden, « Introduction », p. 12.
L’amour de Dieu. Perspectives mystiques juives, chrétiennes et musulmanes (Jewish, Christian, and Islamic Mystical Perspectives on the Love of God, New York : S. Treflé Hidden, 2014) traduit vers le français par Anaïs Massot, Paris, Éditions Fenêtres, 2023.
Comme vous. c’est cette phrase du Père Teilhard de Chardin qui m’est venue à l’esprit en parcourant cet ouvrage dense : tout ce qui monte converge. Merci aux éditions Fenêtres d´élargir notre horizon francophone à cette dimension spirituelle et culturelle qui habite l’être humain.